jeudi 10 mars 2016

SALVADOR ALLENDE PAR CLAUDE ESTIER

D’heure en heure, pendant la conférence de presse du B.r.e.i.s., ce Bureau régional d’études et d’information créé par nos députés bretons, puis pendant le meeting de la salle des Lisses, les journalistes présents me communiquaient les dépêches. Peu avant minuit, j’apprenais le suicide de Salvador Allende.

Ce matin, j’écoute les radios, je lis les journaux. Les informations filtrées par les rebelles sont sujettes à caution. Mais il est clair qu’ils tiennent la capitale et les principaux centres. Ce « golpe » savamment préparé et que l’on pressentait depuis des mois, l’histoire du Chili en démentait l’approche : deux coups d’Etat en cent-cinquante ans et l’un avait échoué au bout de quelques jours. L’autre, qui en 1891 avait chassé le Président Balmaceda, apparaissait comme l’exception qui rehaussait les traditions et les structures démocratiques du pays. Dans la galerie du Palais de la Moneda qui conduit au bureau du Président sont alignés les bustes des anciens chefs d’Etat. Salvador Allende me les présenta lors de la visite qu’avec Gaston Defferre et Claude Estier je lui fis en 1971. Je me souviens qu’il s’arrêta devant celui de José Balmaceda. « C’était un conservateur, dit-il, élu par la droite de l’époque, la droite de toujours. Mais ce conservateur qui était aussi un légiste ne put supporter l’atteinte au droit. Il se tua. Tous les Chiliens respectent sa mémoire. Son acte héroïque appartient à la conscience de notre peuple. Je pense qu’en se perdant, Balmaceda a sauvé l’essentiel ».

Quelques heures avant notre départ, Allende nous demanda de revenir le voir. Gaston Defferre et Claude Estier n’ont pas plus oublié que moi ce moment. Debout derrière son fauteuil, accoudé au dossier, il parla longtemps. Ce ton grave, cette description précise des obstacles qu’il rencontrait, des affronts qu’il recevait, ce sentiment de solitude face au blocus américain, cet appel passionné à la compréhension, à l’amitié des démocraties, à la solidarité des hommes libres, nous ont laissé une impression profonde. Nous étions devant l’homme qui incarnait cette expérience insolite, la Révolution dans la légalité. L’angoisse qu’il exprimait n’ôtait rien à la résolution. Cette foi dans la raison de l’homme et dans la marche inéluctable des sociétés vers le progrès, que pèse-t-elle désormais tandis que sur l’autre plateau il y a maintenant la mort de Salvador Allende ? Nous n’avons pas fini de répondre à cette question que des millions d’hommes sur la terre poseront demain avec plus d’impatience et de colère encore.

Un reporter m’interroge : « N’est-ce pas la preuve qu’une expérience socialiste de ce type n’est pas viable ? » Je lui réponds « N’est-ce pas la preuve que la droite et ce qu’elle incarne, le pouvoir de l’argent et la dictature d’une classe, ne reconnaît pour loi que la sienne, la loi non écrite mais irrévocable de la jungle ? » Salvador Allende a été élu président du Chili selon les normes constitutionnelles. La majorité populaire qui l’a désigné a été confirmée par le vote du Parlement. Il a constitué son gouvernement d’Unité populaire avec les socialistes, les communistes, les radicaux, les sociaux-démocrates et les chrétiens de gauche qui avaient soutenu, présenté sa candidature. Je ne connais pas le nom d’un seul responsable politique d’opposition, d’un seul prêtre catholique, d’un seul journaliste qui ait été persécuté, mis en prison pour délit d’opinion. Le général Schneider, commandant en chef, a été assassiné peu après l’élection du nouveau président. On accusa l’extrême gauche. Mais la vérité s’imposa : l’extrême droite avait voulu par ce crime soulever l’armée. Déjà le putsch. Le général Viaux, instigateur de l’attentat et condamné comme tel, a été libéré après deux ans et demi de prison. Il était ces derniers jours dans un pays voisin du Chili : je suppose qu’il est de retour. Un complot fomenté par le groupe capitaliste américain l.t.t. et par la C.i.a. fut éventé de justesse. Un régiment marcha contre le Palais, tira dessus, abattit les passants et quelques sentinelles avant de se rendre. L’aide de camp d’Allende, son ami, fut, chez lui, éventré, coupé en deux, par des balles de mitraillette. Le Parlement vota à l’unanimité la nationalisation du cuivre. Les Etats-Unis gelèrent le marché. Dans ce pays qui a, de tout temps, importé une large part de ses produits alimentaires et où se perpétuaient d’immenses domaines (une seule famille possédait plus de 500 000 hectares), le gouvernement démocrate-chrétien du prédécesseur d’Allende, Eduardo Frei, avait édicté une loi expropriant les possesseurs du sol au-dessus de 80 hectares irrigués. Allende appliqua la loi : on lui reprocha d’organiser la famine.

Sur la place du Palais, sous les fenêtres d’Allende, j’ai acheté un soir, à Santiago, le plus grand journal, propriété du plus grand banquier, et qui titrait, toutes colonnes à la une : « Salvador Allende, escroc ». II n’y eut pas de poursuites pour « offense au chef de l’Etat ». Liberté de la presse ! Deux postes de radiotélévision sur trois appartenaient aux partis d’opposition qui s’en servaient pour inciter à la violence. L’un avait été fermé plusieurs mois, mais cette semaine Allende avait autorisé sa réouverture.

J’écris ces lignes en hâte. Notre journal les attend. Je n’aime pas écrire vite et sur Salvador Allende il y a tant à dire. Il fut le jeune ministre de la Santé dans le gouvernement de Front populaire de 1938. Parlementaire, président du Sénat, trois fois candidat à la présidence de l’Etat avant d’y parvenir, il pouvait se contenter d’être important. Mais il fut aussi le premier à rejoindre Fidel Castro et « Che » Guevara dans le grand combat qu’il symbolise à son tour parmi les héros d’une Révolution qui annonce les temps nouveaux en Amérique Latine.

On discutera plus tard de ce qui aurait pu être par rapport à ce qui a été. On fera le compte des réussites et des échecs. Mais, en cette matinée de deuil, je pense que s’il est d’autres richesses que l’or et l’insolence, le monde est plus pauvre aujourd’hui.

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