lundi 7 octobre 2013

LE RÊVE BRISÉ DE SALVADOR ALLENDE

L’analyse de toute la trajectoire de Salvador Allende, et en particulier de ses positions au cours de la période agitée de l’Unité populaire, permet d’interpréter de manière adéquate le terme de sa vie. Son suicide, le 11 septembre 1973, dans le palais présidentiel de la Moneda, ne fut ni un acte désespéré ni un acte romantique cherchant à forcer une entrée héroïque dans l’Histoire. Ce geste prolonge la vie d’un réaliste, un grand homme politique en réalité.
TOMÁS MOULIAN, SOCIOLOGUE, UNIVERSITÉ  DES ARTS
ET DES SCIENCES SOCIALES (ARCIS), 
 SANTIAGO DU CHILI.

Au sein d’une gauche chilienne se réclamant depuis longtemps du marxisme et d’un Parti socialiste qui, dans les années 1960, dérivait vers le «maximalisme», Salvador Allende a représenté un type particulier de révolutionnaire. Il avait mis ses espoirs dans les urnes et croyait à la possibilité d’instaurer le socialisme à l’intérieur même du système politique.

Allende n’a rien d’un tribun révolutionnaire friand de rhétorique. C’est un homme politique forgé dans les luttes quotidiennes. Il vise à conquérir des espaces pour une politique populaire, au sein d’un système démocratique représentatif dans lequel les politiques d’alliance favorisant la gauche sont réalisables. Mais jamais il n’abandonne la critique du capitalisme et le désir de socialisme. C’est la grande différence entre ses positions et celles de l’actuel Parti socialiste chilien, membre de la Concertation démocratique au pouvoir depuis la fin de la dictature. Pour Allende, être réaliste ne signifie pas nier l’avenir en se contentant d’une politique «pragmatique».


LE DOCTEUR SALVADOR ALLENDE, JEUNE
MINISTRE DE LA SANTÉ CHILIEN EN 1938
Sa vision se forge dans la période des coalitions de centre gauche (1938-1947), particulièrement dans le gouvernement de Pedro Aguirre Cerda, dont il est le ministre de la santé. Il découvre alors ce qui va devenir, à partir de 1952, le centre de sa stratégie : la recherche de l’unité entre les deux grands partis populaires, le Parti socialiste et le Parti communiste. Les rivalités entre ces deux forces ont jusque-là affaibli la coalition gouvernante et limité ses réformes en favorisant les possibilités de manœuvre de l’allié centriste, le Parti radical, qui fait pencher la balance. Ces gouvernements sont les exécutants d’un programme démocratique bourgeois ou, autrement dit, d’une modernisation capitaliste accompagnée d’une législation sociale et d’un rôle d’arbitre de l’Etat, qu’Allende, contrairement à d’autres dirigeants socialistes, ne remet jamais en cause.

Pour réaliser cette politique d’unité entre socialistes et communistes, Allende se voit obligé en 1952 à un geste paradoxal : briser son propre parti. Son obsession est alors la recherche d’un chemin latino-américain vers la révolution, principalement inspiré par l’idée de «troisième voie» de Victor Raúl Haya de la Torre et des «apristes» (1), mais dont la matérialisation à ce moment est incarnée par Juan Domingo Perón et le «justicialisme» argentin. Allende s’oppose à cette dérive vers le populisme. Il se retire du Parti socialiste pour organiser le Front de la patrie avec les communistes, encore dans la clandestinité. De là surgit sa première candidature à la présidence, en 1952.

Ce geste en fait le leader de l’unité avec les communistes et le porte-parole du premier embryon, encore imprécis dans sa formulation théorique, de la politique de conquête électorale du gouvernement par une coalition révolutionnaire. Cette stratégie se met en marche avant le 20e congrès du Parti communiste d’Union soviétique (PCUS), mais il s’agit bien là d’une prolongation des thèses des fronts de libération nationale défendues par les partis communistes dans presque toute l’Amérique latine.

Plaçant Allende tout près de la victoire, les résultats des élections de 1958 le posent en dirigeant des années 1960, une époque durant laquelle la ligne de la transition institutionnelle vers le socialisme, appelée aussi voie pacifique, ou non militaire, s’oppose à la thèse de la prise du pouvoir par la lutte armée, vers la «destruction de l’Etat bourgeois», qui avait montré son efficacité à Cuba.

Plus proche des communistes que de son propre parti, Salvador Allende ne se laisse pas entraîner dans le virage vers la gauche pris par les socialistes chiliens après l’échec de la campagne présidentielle de 1964. De nombreux hommes politiques de ce parti s’empressent alors de décréter la fin de l’option électorale et annoncent la nécessité d’un changement de stratégie sans se donner la peine d’étudier les spécificités du cas chilien, avec sa complexe structure de classes, son système de partis et sa longue et constante tradition démocratique.

Allende se maintient en marge de ce tourbillon. Sans jamais cesser d’apprécier et de soutenir Cuba, il continue de croire, presque en solitaire parmi les socialistes, qu’il est possible de triompher à l’élection présidentielle et, à partir de là, de promouvoir une transition institutionnelle vers le socialisme. Cette attitude lui vaut d’être la cible de nombreuses critiques.

Tomás Moulian.

(1) Fondateur, en 1924, de l’Alliance populaire révolutionnaire américaine (APRA), Victor Raúl Haya de la Torre galvanise les masses indiennes et les intellectuels péruviens par un programme nationaliste et, dans un premier temps, teinté de marxisme.

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