lundi 7 octobre 2013

LE DERNIER JOUR DE SALVADOR ALLENDE



Surprise, incrédulité, peur, consternation, c’est ce qu’on devine sur ces visages, celui de Salvador Allende et des quelques fidèles qui l’entourent. Le dernier cliché du président chilien est un document saisissant.

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UWE A. OSTER, HISTORIEN
ET PHILOLOGUE ALLEMAND 
La quadrature du cercle

Arrivé au pouvoir en 1970, Salvador Allende nourrit d’immenses espoirs. Soutenu par l’Unidad Popular, une coalition de partis de gauche et chrétiens-démocrates, le président élu va pouvoir enfin s’attaquer à l’injustice sociale au Chili et barrer la route aux grandes sociétés étrangères dont les capitaux contrôlent le pays. Mais rapidement, la coalition se délite. Allende, qui se dit lui-même marxiste, est aussi un homme pragmatique : il sait que la très courte majorité dont il dispose ne lui donne que peu de latitude. En réalité, l’exercice est impossible, c’est déjà la quadrature du cercle : l’économie chilienne est frappée de plein fouet par un embargo lancé par les Etats-Unis à la suite de la nationalisation des mines de cuivre. Le retrait des chrétiens-démocrates du gouvernement en 1972 radicalise la politique intérieure. Les combats de rue, les attentats des extrémistes de droite de Patria y Libertad se multiplient. La réforme agraire a ligué contre lui non seulement les grands propriétaires terriens, mais aussi bon nombre de petits paysans. Le 22 août 1973, le Congrès lui retire sa confiance. Le référendum annoncé à la suite de ce coup d’éclat restera lettre morte : le 11 septembre, la junte militaire donne l’assaut sur la Moneda, le palais présidentiel.

L’étau se resserre autour d’Allende

L’intervention de l’armée est minutieusement planifiée. Tandis que l’aviation bombarde la Moneda, des troupes au sol resserrent l’étau autour d’Allende. Encore entouré d’une poignée de fidèles, le président est pris au piège dans son palais. La junte lui lance un ultimatum. Il le rejette, alors qu’il sait que cela signe son arrêt de mort. Dans une dernière allocation radiodiffusée, Allende s’adresse au peuple chilien. Ce message ne sera entendu que par un petit nombre, car la plupart des médias sont déjà passés aux mains des insurgés. L’appel se termine par ces paroles pathétiques : «Vive le Chili, vive le peuple, vivent les travailleurs ! Ce sont mes dernières paroles, j'ai la certitude que le sacrifice ne sera pas vain et qu'au moins, ce sera une punition morale pour la lâcheté et la trahison.»

La trahison de Pinochet

La junte aurait-elle laissé le président prendre la fuite s’il avait abdiqué ? Il est permis d’en douter : Allende, avaient dit les militaires, doit être «écrasé comme un cancrelat». Le charismatique président, dans les dernières heures qui lui restent à vivre, aura été particulièrement déçu par un homme, Augusto Pinochet, qu’il vient de nommer, trois semaines plus tôt, commandant en chef des armées et qui désormais, après quelques hésitations, s’est rallié aux insurgés, devenant même leur chef de file. Le matin du coup d’Etat, Allende a encore tenté de l’appeler au téléphone, pensant, à tort, qu’il soutenait encore le gouvernement.


Salvador Allende doit prendre conscience de l’impasse dans laquelle il se trouve au moment où est pris le cliché : entouré de quelques fidèles, il sort devant La Moneda, quelques instants avant que l’aviation ne commence à bombarder les bâtiments. Coiffé d’un casque lourd - image insolite avec sa chemise blanche et son veston -, il tient à la main une kalachnikov. Allende est accompagné par son médecin Danilo Bartulín (à droite) et le commandant en chef des «Carabineros» José Muñoz (au fond à gauche). Quelques minutes plus tard, Salvador Allende se donne la mort avec l’arme que lui a offerte Fidel Castro.





Photo de presse de l’année 1973

La Fondation mondiale de la photo de presse a élu ce cliché «photo de presse de l’année». Marvin Howe, correspondant du New York Times en Amérique latine, a déclaré qu’il avait acheté la photo à un intermédiaire début octobre pour la somme de 12.000 dollars. Le photographe a préféré conserver l’anonymat pour ne pas mettre en danger sa vie et celle de sa famille. Publiée seulement trois semaines après le putsch, la photo fera vite le tour du monde. La version de Howe est bientôt contestée, certains prétendent que la photo n’aurait rien à voir avec le coup d’Etat de septembre 1973, qu’elle aurait été prise lors d’une précédente tentative de putsch avortée.

A tort. On le sait aujourd’hui : la photo a été prise par Luis Orlando Lagos Vázquez, depuis 1970 photographe officiel du palais présidentiel et des campagnes électorales d’Allende. Après voir pris ce fameux cliché, Lagos Vázquez a réussi à s’enfuir du bâtiment avec les filles d’Allende Beatriz et Isabel. Pendant des dizaines d’années, « El Chico Lagos » est resté muet ; ce n’est qu’après sa mort à l’âge de 94 ans que le quotidien chilien « La Nación » a levé le secret, le 5 février 2007. Pour cet instantané diffusé par milliers d’exemplaires, Lagos Vázquez n’aura pas touché un centime ! Ce qu’on ignore encore aujourd’hui, c’est l’identité de l’intermédiaire par qui Marvin Howe s’est procuré le cliché.

Uwe A. Oster

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